Henri Goetz et la Fac de Vincennes.

« Je reste ouvert à chaque occasion de m’engager dans les sentiers qui me sont encore inconnus »

En affichant sur ce site quelques-uns de mes dessins confinés depuis longtemps dans leur grenier, j’ai revécu mes années passées à la Fac de Vincennes de fin 1969 à 1973 au département Arts Plastiques. Les profs étaient pour la plupart des intellectuels ou des artistes renommés dans les années 70 : Michel Foucault, Gilles Deleuze, Judith Miller, Alain Badiou, Madeleine Rebérioux, Etienne Balibar, Hélène Cixous, Jacques Rancière etc. Le psychanalyste Jacques Lacan, invité à y tenir quatre séminaires, n’y fit qu’une courte apparition le 3 décembre 1969, le temps d’une conférence sans arrêt interrompue dont l’analyse donne quelques indications sur cette époque de transition. Lacan ne revint jamais à Vincennes un lieu où tout enseignant, quelle que soit sa notoriété, pouvait tour à tour être contesté ou contestataire.

C’était effectivement un lieu de grande effervescence mais on y étudiait intensément entre deux AG mouvementées. Issu d’un milieu « prolo »et vivant dans une cité de transit dans la banlieue sud, je n’avais ni les mots ni la culture pour participer vraiment. Je saisissais mal les nuances idéologiques des débats et j’éprouvais du ressentiment envers ces enfants de la bourgeoisie qui monopolisaient la parole en prétendant défendre la cause du peuple sans le connaître ni comprendre sa diversité. Je ne retrouvais pas les aspects libertaires de mai 68 dans ces empoignades qui cherchaient la domination mais j’aimais l’esprit créatif qui régnait dans la plupart des cours.

La fac de Vincennes fut effectivement pour moi une aubaine. Tout en exerçant un travail salarié, je bénéficiais de l’enseignement d’artistes tels que Joël Stein, Piera Rossi, Franck Popper, Joël Kermarrec, Max Papart et surtout Henri Goetz , peintre et aussi graveur, qui animait un atelier de dessin très classique dans sa forme (ce qui dérangeait certains, nous le verrons) mais qui m’a ouvert des horizons nouveaux.
Henri Goetz était plus âgé que la plupart des profs du département Arts Plastiques. Au cours de sa vie, il avait fréquenté Hans Hartung, Julio González, Fernand Léger, Kandinski, Hans Arp, Picasso, Magnelli, de Staël, Vieira da Silva et bien d’autres encore. Il était un intime de l’histoire de l’Art moderne depuis les années 30. Tout en possédant une immense connaissance des techniques du passé, il en inventait sans arrêt de nouvelles comme, par exemple, la gravure « au carborundum ». Nous expérimentions ces procédés avec Max Papart à l’atelier gravure de Vincennes.
Henri Goetz était un artiste artisan maniant et sublimant la matière. Grâce à lui, j’ai découvert la tempéra à la gomme de cerisier (stabilisée à l’essence de girofle), le dessin à la pointe d’or ou d’argent, le glacis, le pastel à l’huile qu’il a mis au point pour son ami Pablo Picasso etc. Dans les années 80, il est allé jusqu’à fabriquer lui même des feuilles de papyrus qui servaient de support à ses pastels et ses dessins. Je me suis souvenu de son enseignement en écrivant « Le sourire de l’ange » , une nouvelle de mon recueil « Ivresse de la chute ».

A l’époque de Vincennes, mes dessins étaient très sages. L’atelier de Henri Goetz m’avait attiré et j’y étais assidu. Nous y dessinions d’après modèle vivant ce qui pouvait paraître une activité d’un autre temps mais les conseils d’Henri, loin d’être conventionnels, m’ont mené sur des voies moins classiques, plus colorées. Les étudiants dessinaient tandis que la parole circulait. Aucun sujet n’était particulièrement prévu. Il y avait là quelques élèves des Beaux Arts qui venaient chercher un autre type d’enseignement à Vincennes. Je me souviens d’une étudiante qui avait participé à l’Atelier Populaire des Beaux-Arts, source des affiches qui ont animé les « événements » de mai 68.
Au hasard des cours, Henri évoquait les artistes du passé, ceux qu’il avait fréquentés, les techniques de peinture ou de gravure, ses recherches, ses réflexions. Il ne manquait jamais d’évoquer les travaux de son épouse, la peintre Christine Boumeester, rencontrée en 1935. Leurs autoportraits datant de cette époque montrent des sensibilités complémentaires que l’on peut retrouver dans leurs œuvres futures. La disparition de Christine en janvier 71 laissa Henri Goetz en profond désarroi. «  Elle était ce que je voulais être, ce que j’étais un peu devenu. […] ce déchirement fut ma dernière rupture. », écrivit-il plus tard. Il passera le reste de sa vie à travailler intensément, à promouvoir l’œuvre de sa compagne et, toujours, à transmettre ses savoirs.

Les indications données par Henri Goetz n’étaient jamais directives et toujours adaptées à la personnalité de l’étudiant. Il recherchait dans l’enseignement la rencontre « d’un être vivant avec les êtres vivants ». Généreux et amical, il fut souvent le premier acheteur des œuvres de ses élèves et en aida beaucoup à monter leurs expositions. Il ensemençait notre esprit par l’effet d’une étrange alchimie qui encourageait notre liberté d’expression, notre sincérité. Quelque chose d’indicible passait entre lui et nous « qui échappe à la section d’or, au microscope ou au verbe »… « une essence mystérieuse » qui transcendait l’enseignement pur. Rien à voir avec une attitude mandarinale ou l’emprise d’un « gourou ». J’étais d’autant plus révolté par les bombages qui hurlaient sur les murs des couloirs : GOETZ = SS ! Il longeait, imperturbable, ces insultes stupides, lui l’homme pacifique qui, avec son épouse, avait résisté pendant la guerre 39/45 et fuit constamment la Gestapo. La consonance alsacienne de son nom était peut-être pour quelque chose dans ces inscriptions mais on lui reprochait surtout un enseignement jugé trop classique, pas assez dans le mouvement de l’Art du moment. C’était ne pas le connaître. En nous faisant découvrir le travail des peintres flamands et du quattrocento, comment étaient fabriquées leurs couleurs, préparés leurs supports, il nous invitait à utiliser leurs techniques au profit d’une expression résolument moderne. Cela dépassait le contenu d’un cours de dessin de nu conventionnel et stimulait notre esprit créatif. Il évoquait une peinture de matière et d’odeur qu’il pratiquait lui même. Cela me faisait rêver et je n’ai pas attendu longtemps pour aller traquer les cerisiers malades suintant leur gomme résineuse, acheter de l’essence de girofle ou bien récupérer une fourchette d’argent et la débiter en pointes à dessiner…

Un peintre doit peindre assidûment tout comme un musicien doit travailler quotidiennement son instrument pour obtenir la meilleure expression possible. Aux yeux des tagueurs spontanéistes, cette mise en exergue de la technique et du travail passait sans doute pour une inclination bourgeoise, voire fasciste alors qu’Henri Goetz pensait simplement que la technique fertilisait le travail d’un artiste : « Je trouve que chaque fois que l’on aborde une nouvelle démarche picturale, quelle qu’elle soit, on élargit son vocabulaire, ce qui provoque un enrichissement de l’expression même. C’est pour les mêmes raisons que j’aime changer fréquemment de techniques, allant de la peinture à l’huile à la gravure, et de la gomme de cerisier au pastel, ou du pastel à l’huile à l’acrylique. » Personnellement, je suis convaincu que la connaissance des techniques rend l’expression plus libre. On peut louer la spontanéité d’un petit enfant, s’émerveiller de la beauté poétique de ses dessins et constater que ce même enfant, à l’âge de douze ou treize ans, sera déçu par le manque de réalisme objectif de ses dessins. S’il n’est pas assez introverti (ce que je ne lui souhaite pas) pour passer des heures à dessiner en copiant des modèles où si on le laisse techniquement démuni, il arrête de dessiner.
Certains étudiants, dans la mouvance des événements de 68,  affirmaient que l’expression devait être fulgurante, fuser, jaillir, alors que pour obtenir une expression lisible il faut connaître un maximum de moyens d’expression et les pratiquer régulièrement. C’est un peu ce qu’écrivait Henri Goetz en répondant à mon courrier évoquant les années Fac de Vincennes :

Paris le 11-3-89

Cher Monsieur Joël Hamm,

   Excusez le retard de cette réponse à votre lettre du 24 janvier à laquelle je voulais répondre dés sa réception. Je l’avais égarée et c’est seulement aujourd’hui que j’ai fini par la retrouver après beaucoup de recherches. J’ai eu beaucoup de plaisir de savoir que mes cours à Vincennes n’ont pas été inutiles et que vous avez pu continuer à peindre. Je crois aussi que la mode de la « spontanéité » qui n’est pas encore tout à fait éteinte, et qui est basée sur le désir de pureté de l’expression, part d’une confusion entre « la peinture fraîche et la fraîcheur de la peinture, cette dernière devant se mériter. » Je me suis permis de citer un vieux texte de moi que je continue à répéter après tant d’années, pour résumer mes pensées. « Un éternuement est ce qu’il y a de plus spontané mais il est sans intérêt. Le contraire de la fraîcheur de la peinture est la sécheresse mais pour éviter cette sécheresse il faut souvent des années de travail… »
Ensuite,  viennent deux pages sur la technique du pastel chauffé que je lui avais demandé de me décrire ainsi qu’une méthode pour fabriquer soi-même des pastels à l’huile.
J’avais prévu de le rencontrer à l’automne suivant mais, le 12 août 1989, empêché de peindre par la maladie, il mit fin à ses jours en s’envolant du cinquième étage de l’hôpital Santa-Maria de Nice.


Henri Goetz – Gravure au carborundum (1972)